jeudi 16 août 2018

Isidore et les autres, Camille Bordas, Inculte (2018)

Une des questions que pose la littérature américaine à la littérature de langue française est celle de la substitution des enjeux du ton aux questions de style. Non pas que les autrices et auteurs américains contemporains n'ont pas de style ou ne s'y intéressent pas, bien sûr que non, mais, dès lors qu'il s'agit de raconter une histoire, la volonté de forger un style ne semble pas être pour eux de première importance. Il est vrai qu'on cherche en vain chez beaucoup d'auteurs français les plus élémentaires tentatives de recherche sur la langue et la construction narrative, mais enfin, au moins existe-t-il dans l'idée qu'on se fait de la littérature française la condition d'y lire un minimum de travail stylistique. Alors que le style est sensé permettre à l'auteur de s'incarner dans le texte, les personnages, eux, s'y incarnent par le ton. Le ton leur donne une voix, les rend aimables ou détestables, leur donne l'épaisseur nécessaire pour créer l'effet de réalité sur lequel repose une littérature dont la volonté première est celle de raconter une histoire plutôt que travailler la langue.

Pour cette raison – simpliste et caricaturale, je vous l'accorde – je crois qu'on ne lit pas de la littérature américaine contemporaine en traduction de la même manière qu'on lit de la littérature contemporaine de langue française. Pour le dire brièvement : on n'a pas les mêmes attentes. Et pour la même raison, bon nombre de romans francophones "qui racontent une histoire" me tombent des mains parce que leurs auteurs s'échinent à singer le roman américain, réussissant le pathétique exploit de n'effectuer aucun travail de style tout en réduisant les questions de ton à l'alignement de dialogues pseudo-réalistes d'une platitude de canal flamand (qu'on pendrait volontiers au ciel si bas de leur vocabulaire). En d'autres termes, ils savent pas faire. De même qu'on ne fera jamais passer une pizza parisienne à base de fromage de chèvre, de roquefort et d'emmenthal pour une pizza napolitaine, on ne fera pas passer un roman français à base de névroses sur fond d'histoire familiale pour un roman américain. Il y a une habileté américaine pour ce type de romans qu'il est ridicule d'essayer de copier, quand bien même cette habileté peut être transformée en ficelles énormes et prêtes à l'emploi par les Américains eux-mêmes dans des formations professionnelles à l'écriture.

Voilà qui rend d'autant plus intéressant Isidore et les autres de Camille Bordas, paru initialement aux États-Unis sous le titre How to behave in a crowd. Je dis peut-être une bêtise, mais il me semble que c'est la première fois qu'un roman américain est recréé par son autrice en français – plutôt que traduit. C'est-à-dire qu'elle procède à la mise en œuvre d'une habileté indéniable dans l'installation d'un ton et dans la construction d'un récit où chaque personnage est parfaitement identifié, a sa propre voix, est servi par des scènes qui le mettent en lumière, et où des graines narratives sont semées qui germent cinquante ou cent pages plus loin. Cette habileté est celle d'une écriture américaine nourrie de romans choraux et découpés comme des scénarios diaboliques de séries télévisées. Exactement ce que d'ordinaire, notre littérature ne sait pas faire. Et là, elle le fait en français. Pas de doute : Camille Bordas, qui vit aux États-Unis et y écrit en anglais, est une autrice américaine. Mais c'est aussi une autrice française, dont la langue est le français, qui a publié des romans en français avant d'écrire en anglais, et qui vient de réussir la greffe compliquée et inédite des meilleurs caractéristiques de la narration à l'américaine sur le vieux pied tortueux de la littérature française.

Rien ne sonne faux dans Isidore et les autres. L'idée est pourtant accrocheuse mais improbable : un enfant normal dans une famille de surdoués. L'enfant normal est le narrateur. Il dit l'enfance et le passage à la jeune adolescence. On parle d'image de soi, de trouver sa place. Il y a des morts intimes et des douleurs. Et un mélange d'humour et de gravité qui donne à l'ensemble une tonalité douce-amère, laquelle, quand elle se pose sur un sujet pareil, archi-labouré et hyper-délicat, peut donner lieu à des ratages d'envergure si elle n'est pas maniée par une plume douée et précise (j'ai des noms en tête, mais ce n'est pas le propos). Bluffante est la manière avec laquelle Camille Bordas fait évoluer certains personnages vers l'obscurité, voire la noirceur, tandis que d'autres avancent vers la lumière, tout en maintenant cet entre-deux de l'émotion avec finesse et doigté. Cette façon de cornaquer le récit sur la crête entre les versants abrupts de deux sentiments opposés sans s'abandonner avec facilité à l'un ou l'autre, c'est du grand art – quand bien même, ici ou là, on peut voir apparaître des bouts de ficelles, mais je pinaille – et ce n'est pas donné à tout le monde. Ce n'est certainement pas donné à bon nombre d'auteurs français du jeune âge de Camille Bordas.

Alors donc, pour en revenir aux questions de ton et de style, ce qui prédomine ici, c'est la perfection du ton. On n'y trouvera pas de grandes recherches formelles, mais on sera cependant séduit par sa capacité à donner une existence attachante à ses différents personnages au moyen de jeux de rythme et de phrasé très maîtrisés. C'est un véritable roman familial américain. Un roman américain de langue française. Ou un roman français d'essence américaine. Un roman français qui relève de l'intime sans aucune afféterie stylistique. Il y a dans ce que je viens de dire autant de raisons d'aimer que de détester ce roman, c'est une question d'attentes. D'ailleurs, j'aurais pu utiliser les mêmes arguments pour détester bien d'autres livres. Et je n'ai pas envie que toute la littérature de langue française soit changée en littérature américaine. Mais celui-ci, je l'aime beaucoup, vraiment beaucoup. Je crois que Camille Bordas est unique, ce qui me semble une excellente raison de suivre son travail.

jeudi 9 août 2018

La Sorcière de Salem, Elizabeth Gaskell, traduit de l'anglais par Roger Kann et Bertrand Fillaudeau, Corti (1999, rééd. 2018)

Quand Elizabeth Gaskell publie Loïs the Witch en 1861, il s'est écoulé cent septante ans depuis les terribles événements de Salem au cours desquels une communauté puritaine de Nouvelle Angleterre succomba à la folie meurtrière collective, jugeant pour sorcellerie plusieurs centaines de personnes et en exécutant vingt, dont une majorité de femmes. Et il s'est écoulé à peine moins d'années depuis la publication du roman de Gaskell, si bien qu'il est comme un rocher posé à mi-chemin dans le temps torrentiel, nous permettant d'enjamber trois siècles pour voir dans cette époque comme une anticipation de la nôtre – ou plutôt, de voir ce qu'elle nous annonce de nos propres errements.

Elizabeth Gaskell s'inspire des événements de Salem avec lesquels elle prend pourtant des libertés. Des personnages réels sont présents dans le récit mais leur nom est changé. D'autres sont des agglomérats fictifs de personnages réels. D'autres encore sont de pures inventions. Loïs semble quant à elle ne correspondre à aucune des femmes accusées et pendues. Dans le roman de Gaskell, Loïs Barclay est une jeune fille d'à peine dix-neuf ans, une jeune anglaise orpheline que sa mère mourante a confiée aux bons soins de son frère, depuis longtemps parti vers le nouveau monde pour y vivre sa foi puritaine. Quand Loïs arrive à Salem, elle découvre un monde figé dans le rigorisme, qui ne souhaitait pas sa venue et voit en elle, dont la foi presbytérienne est considérée comme une hérésie impie, une étrangère portant l'impureté dans la maison. La petite communauté de Salem vit sur une terre gagnée sur une forêt épaisse et mystérieuse. Elle est cernée et harcelée par les Indiens en révolte, qu'elle regarde comme des démons, des créatures diaboliques usant de sorcellerie. Elizabeth Gaskell entremêle faits authentiques et arguments fictifs pour emmener vers une fin cruelle la jeune Loïs, qui devient la victime expiatoire d'une foule délirante.

Deux choses sont particulièrement intéressantes dans le roman de Gaskell quand on le lit à notre époque.

La première, c'est Loïs. Elle est un personnage typique du gothique persistant, celui qui, tout au long du dix-neuvième siècle, teinta le roman anglais. C'est une jeune fille innocente. Plus exactement : elle est pure. C'est-à-dire qu'elle est absolument sans malice. Ce qui ne fait pas pour autant d'elle un être parfait ni dénué de contradictions. Ainsi Gaskell rappelle que toute victime qu'elle soit, Loïs croit, elle aussi, aux démons et aux sorcières qui la terrorisent et que sa foi – intense et absolue, même si elle n'est pas puritaine – vomit. À la différence de ses bourreaux, elle est pourtant pleine de compassion pour ces femmes haïes de tous. Cette innocence, cette pureté, a pour contrepartie le trouble d'une jeune fille telle qu'on l'imagine à l'époque. Elle est hésitante. Ses sentiments sont aussi formés que changeants, ou du moins susceptibles d'être ballotés par la rudesse de sa situation. Sa bonté est sa faiblesse et sa candeur sera la meilleure alliée de la bêtise haineuse qui la mènera à la potence.

La deuxième, c'est l'habileté de Gaskell à faire percevoir l'oppression inéluctable qui soumet Loïs à son destin funeste. Sa description aussi minutieuse que dépouillée des haines, des frustrations, des ambitions inavouées, des jalousies incendiaires et de l'obsession folle de la perfection, sur fond d'une société en proie à une angoisse sans répit et à une ignorance totale, donne au drame qui se joue une valeur universelle, qui dépasse le strict cadre historique d'ordinaire rassurant – cette époque lointaine, arriérée, risible ! – pour déborder sur notre monde, nos propres ambitions, nos frustrations, nos haines, nos obsessions.

Alors bien sûr, il est peut-être trop facile de fourrer comme une dinde le roman d'Elizabeth Gaskell de nos dérèglements contemporains. Mais tant qu'à relever l'universalité, en rien obsolète, des travers humains qu'elle met en scène, autant laisser affleurer le sentiment qu'on peut y lire ceux de notre propre époque, peut-être même de manière prophétique et divinatoire – ne sommes-nous pas après tout en compagnie du Diable ? Si on laisse de côté la lecture féministe du roman – pas parce qu'elle serait sans intérêt, au contraire, il faut encore rappeler que ce sont bien des femmes qu'on a assassinées, et le roman met bien en lumière les terribles contraintes, physiques et morales qui pesaient sur elles, contraintes qui bien souvent subsistent aujourd'hui sous une forme ou sous une autre, n'en déplaisent à ceux qui pensent que tout est désormais réglé – si donc on ne se satisfait pas de cette unique prisme, rien n'interdit de lire dans Loïs Barclay une représentation de nos démocraties ouvertes dans un monde où le repli identitaire et le désir de pureté gagnent chaque jour du terrain, et dont la naïveté et les réticences à s'opposer fermement au retour des nationalismes pourraient bien les mener au poteau. On peut voir dans ce théâtre morbide les soubresauts désarticulés de nos sociétés trouvant dans l'irrationnel et l'exaltation de l'ignorance des réponses à l'incompréhensible et angoissante complexité du monde. On peut voir dans cette haine de l'autre, de l'impur, de l'impie, dans cette difficulté à accueillir l'impur en son sein, les signes avant-coureurs des bûchers et des gibets que nous préparons. On peut lire – sans trop dévoiler la fin du roman – que tout cela ne peut avoir d'autre fin que le deuil et la honte.

À plusieurs reprises, Elizabeth Gaskell s'adresse au lecteur pour tenter d'adoucir le jugement qu'il pourrait porter sur les lointains habitants de Salem, rappelant le poids de leur foi et celui de leurs peurs. Elle ne pouvait imaginer qu'un siècle et demi plus tard, son plaidoyer sonnerait comme un appel aux lecteurs à se sauver eux-mêmes.

mercredi 8 août 2018

[2018] Le tas de pierres, Aurélie William Levaux et Christophe Levaux, Cambourakis

Je m’en voudrais de révéler ce qui se cache sous le tas de pierres si parfaitement construit par Aurélie William et Christophe Levaux, si tant est qu’un tas de pierres puisse être construit plutôt que jeté là, si tant est qu’il cache quelque chose en son cœur, ou sous lui, à moins que ce ne soit plus exactement sous la surface du sol et qu’il marque un emplacement comme la pierre tombale une sépulture, bref ce serait vache, sinon criminel, d’en révéler la nature avant que vous ne lisiez ce roman, et qu’ainsi vous sachiez de quel tas de pierres il s’agit – car si ce livre n’est pas affaire de suspens, le tas de pierres, lui, en contient un peu, et cette dose intrigante est comme l’âme d’un violon, fragile et fine languette de bois qui donne à l’instrument son identité et dont l’absence changerait tout. Ça ne m’empêchera pas de filer la métaphore du tas de pierre, cela dit, par paresse intellectuelle sans doute, ayant trop la flemme pour en filer une autre.

Pour éviter de dévoiler quoique ce soit du tas de pierres en question, imaginons-en un autre. Balayons sans nous y attarder les tas de pierres à notre disposition : montagne de gravier avant réfection routière, non ; gravats d’un immeuble après destruction, gaz ou bulldozer, non et non… Ah ! J’ai trouvé ! Un cairn, ce petit amoncellement de cailloux posé le long des chemins par la confrérie des  randonneurs pour indiquer la piste à suivre. Voici donc un tas de pierres très convenable. C’est un jalon, un signe qui n’est pas le chemin, mais qui le marque, lui donne sa nature de chemin à travers l’épaisseur de la forêt. Eh bien, voilà : le tas de pierres d’Aurélie William et Christophe Levaux est de l’ordre du cairn. Du jalon, donc. Il dit quelque chose de ce tournant de la vie, entre la grande enfance et la jeune adolescence, quand les yeux qui regardent le monde autour commencent à se déciller, quand ils jettent un regard plus cru et désabusé sur la famille, le milieu, la vie même. Ces quelques mois où se fissure le voile d’enfance qui recouvrait tout, parents et paysages, est le bouillon primitif où mijote la personnalité des êtres. Certains en sortiront aveuglés et conformes. D’autres, écœurés et revanchards. D’autres encore, éveillés et caustiques, comme Aurélie et Christophe, ce qui leur permet aujourd’hui d’écrire un texte lucide et intègre sur ce qu’ils étaient et ce qu’ils ont vécu.

Pas de grande aventure, juste la poisse de grandir en se sentant décalé, anormal, bizarre, mal fagoté, accablé de désir et de sexualité maladroite – quand on ne la croit pas maladive – et désespérément puceau.  D’être empêché par le corps qu’on traîne et qui se porte de travers comme une veste mal taillée. De chercher à exister aux yeux des autres en rejetant la façon dont on existe pour ses parents. Le tout sur fond de campagne abandonnée, entre la mine qui a fermé et les quartiers résidentiels pour petits-bourgeois. Le récit à deux voix que font les Levaux sœur et frère de cette soupe de malaise est d’une totale honnêteté, ce qui se sent à la moindre phrase, et ce qui suffirait à en faire une œuvre rare et précieuse sur cette période de la vie si souvent labourée par quelques tâcherons de la littérature. Mais, divin cadeau, il gagne encore en force par l’humour acide qui passe au désherbant la moindre trace de nostalgie, et qui est avant tout dirigé contre eux-mêmes, personnages ridicules (et donc attachants) en qui tous peuvent se reconnaître. Ils ont sur eux-mêmes le regard que peu d’entre nous osent avoir – et osent écrire, moins encore. Et ce regard est vivifié par une langue intraitable, qui pose les mots sur les êtres sans craindre leur effet blessant, sans ignorer le pouvoir décapant de leur ironie.

Posons-là que Le tas de pierres (éditions Cambourakis) est un jalon dans l’œuvre d’Aurélie William et Christophe Levaux. Posons que nous tenons-là deux artistes de grande envergure, d’une sensibilité à laquelle un style remarquable fait justice. Posons-là quelques cailloux pour marquer l’étape : c’est un grand livre, il faudra s’en souvenir.

[2017] Vera, Karl Geary, traduit de l'anglais par Céline Leroy, Rivages

Les histoires d’amour, c’est un truc à vous flinguer le moral, pas vrai ? D’ailleurs, moi, je n’en lis jamais. C’est déprimant, les histoires d’amour. Tous ces sentiments, ce sirupeux, ce mièvre ! Ces pages qui dégoulinent de sucre ! Qui donnent mal aux dents rien qu’à les lire ! Et ces personnages qui doutent : m’aime-t-il, aime-t-elle Gontran, puis-je aimer en restant moi-même, son amour kelprisonmondieu, ce genre de questions… Et toute cette angoisse ! Doit-on se quitter, oui, non, mais si, non parpitiésinonjemeurs… pfff… Non vraiment, « une histoire d’amour », beurk-beurk-beurk ! Qui voudrait lire un livre qui se présente comme « une histoire d’amour » ? Pas moi, je vous le dis !

Et pourtant : Vera.

Oui, Vera, le premier roman de Karl Geary, impeccablement traduit par Céline Leroy et publié par les éditions Rivages, est indéniablement une histoire d’amour. Et heureusement, bien plus que cela.

Si Vera n’avait été qu’un roman d’amour, encore serait-il d’une sensibilité exceptionnelle. D’une mesure admirable dans l’évocation des sentiments et des états d’âme. Qui jamais ne cède à la tentation de la phrase de trop, cette phrase calorique pourtant si attirante, avec sa chantilly et son caramel. Au contraire, la langue mise en œuvre par Karl Geary est presque aride, sans falbala. Les mots ne semblent être ici que des amorces, et toute l’émotion contenue entre les lignes.

Mais Vera est davantage qu’un roman d’amour écrit tout en retenue. C’est l’histoire, éternelle peut-être, d’un très jeune homme, Sonny, et de sa fascination pour une femme plus âgée, Vera. Un demi-voyou. Dernier rejeton d’une famille du sous-prolétariat ou presque, où l’amour existe, mais élimé par des conditions de vie difficiles. Vera, elle, est d’un âge indéterminé. On aime l’imaginer dans sa petite quarantaine. Une bourgeoise, clairement. Seule. Manifestement malheureuse. Que voici un canevas éculé, pensez-vous, propice à envoyer le glucose et les évidences !

Mais d’évidence, point. Ni facilité, ni complaisance.

Parce qu’il n’écrit jamais par-dessus ses personnages, s’interdisant de les recouvrir d’une prose, d’un vocabulaire et d’effets de style qui en feraient des objets mécanisés, parce qu’il parvient à leur donner une voix qui provoque un solide effet de réalité, de ceux qui incluent immédiatement le lecteur dans le récit, comme un observateur infiltré et empathique, Karl Geary réussit un très beau working class novel, comme on dit chez lui, dont l’amour et son histoire ne sont finalement que l’écume.
Sonny, c’est ce jeune homme que tout destine à rester ce qu’il est : un petit voleur en décrochage scolaire, apprenti boucher sans conviction. Parti pour devenir le petit-ami (puis le mari, etc.) d’une fille du coin. Non que cette existence aurait moins de valeur qu’une autre – mais le contact avec Vera, son cadre de vie confortable, ses livres, son aisance malgré la douleur cachée, lui font espérer autre chose. Et encore, ce n’est même pas dit. C’est suggéré. Karl Geary n’aime pas les démonstrations tapageuses davantage que le sucre.

Ce qui se joue dans ce texte, c’est un de ces moments où des classes sociales si différentes, voire que tout oppose, se frottent l’une à l’autre, sans vraiment se mélanger mais en emportant chacune quelques peaux mortes de l’autre. Symboliquement, les points de rencontre sont d’abord du côté du vice : l’alcool et les cigarettes. Et jusque dans les gestes qui les accompagnent se marquent les différences de classe : on ne fume pas de la même manière. On ne boit pas de la même manière. Mais ce no man’s land de l’addiction est un territoire assez affranchi des normes et des convenances pour que s’y fomente la fascination réciproque, et, plus encore que l’amour, le désir. (Une remarque : on peut se demander ce que la littérature aura sur ce point à gagner de l’hygiénisation de nos vies, entre bières sans alcool et cigarettes électroniques – doutons du pouvoir érotique et subversif de ces dernières…) C’est parce que tout entier le roman se niche et se déploie dans cet espace étroit, pendant ce frottement, en collant à la peau des personnages, avec nuance et sans s’autoriser le moindre jugement, qu’il se révèle une œuvre d’une grande honnêteté, profondément respectueuse du milieu qu’il décrit.

Quant à Vera, elle est pareille à ces pierres plates lancées sur les eaux calmes d’un étang et qui, en ricochant, créent à chaque rebond des ondes troublant la surface. Le trouble atteint-il jamais les profondeurs ? Qui sait ? Karl Geary a l’élégance de laisser ouverte la question. Et d’écrire le mot fin sans alléger notre gorge de l’émotion qui s’y est nouée.

[2017] Jérusalem, Alan Moore, traduit de l'anglais par Claro, Inculte

Gloire aux éditions Inculte qui publient, dans une traduction phénoménale de Claro, Jérusalem, le roman-mastodonte qu’Alan Moore a consacré à sa ville de Northampton et à celles et ceux qui y vécurent, et dont certains trainent encore là, spectres et souvenirs, dans les quartiers populaires des Boroughs! On voudrait tant chanter les louanges de cette œuvre hors-normes, mais au moment de s’y mettre, on ne sait trop par où commencer. Les mains sont moites. Les phrases hésitantes. On est pris de vertige.

Car enfin, que dire de Jérusalem qui ne se couvre sans délai de ridicule et ne se noie dans le marais des vains commentaires au pied d’une œuvre de cette ampleur?

Comment peut-on sérieusement prétendre faire entrer tout entière une montagne de mille trois cents pages (dans son édition française) et ses quatre dimensions (mais oui) dans le cul-de-sac étroit d’une note de lecture?

La réponse est simple: rien, c’est inutile. Perdu d’avance. On rend les armes.

Ce roman, c’est de la matière à analyser pour occuper quelques années – laissons faire les véritables critiques littéraires, sémiologues, et historiens, et ne laissons pas croire qu’on peut ici en guider la visite.

N’imaginez pas qu’on se débine, n’est-ce pas, bien au contraire ! On trépigne de vous inciter à lire ce qui, par quelque bout qu’on le prenne, devrait bien être considéré, d’une façon ou d’une autre, quand viendra l’heure du bilan, comme une des œuvres majeures en langue anglaise du vingt-et-unième siècle (work in progress, pour le moment). Pourtant la concrétion de ce livre est si dense qu’on ne s’y fraie pas un chemin à coup de serpe, en trois coups de cuillère à pot, ou au moyen de tout autre outil peu aiguisé sorti du discours artisanal qu’on utilise d’ordinaire ici.

Dès lors contentons-nous de répondre à cette question que ne manquera pas de se poser toute personne au moment d’acquérir l’opus en question: dans cette vie contemporaine qui ne laisse le temps de rien, sinon picorer des petits bouts de textouilles sans prétention dix minutes avant de dormir, pourquoi s’engagerait-on dans la lecture d’un ambitieux livre de mille trois cents pages (qui sont, en termes de nombre de signes, l’équivalent de deux mille cinq cent pages en mesure d’édition courante), au prix du sacrifice d’une vie de famille, du renoncement au barbecue entre amis et en mordant sauvagement sur les heures de sommeil?

Primo, parce que c’est passionnant. Moore sait raconter des histoires. Il sait dresser un décor. Tendre ses récits de telle sorte qu’une première phrase lue, chargée de mystère, provoque le désir d’en savoir plus. Veut-on s’arrêter que c’est déjà trop tard: il est trois heures du matin. Moore kidnappe son lecteur et l’emmène à Northampton, quelque part dans le temps, et l’histoire qu’il conte est captivante (ou plus justement: les histoires). Il faut insister: c’est un exploit digne de louanges, car ils ne sont pas nombreux les livres de plus de mille pages dont vous devenez l’esclave au mépris des contingences de la vie quotidienne. Qui tiennent en haleine sans artifice, par la grâce de l’inattendu. Car Moore varie les époques, les personnages, la narration elle-même, qui passe du récit intime au conte gothique, de l’humour au drame, avec une cohérence telle qu’elle relève du prodige (car, au risque de la répétition, on parle ici de mille trois cents pages, trois parties, trente-cinq amples chapitres).

Secundo, parce qu’avec Jérusalem, Moore pose au moins deux sortes de questions, également stimulantes.

D’abord, il interroge la nature du roman social (du roman de classe sociale, plutôt). Comment parler des multitudes populaires qui, d’âge en âge ont fait un lieu, une ville, Northampton en l’occurrence? Comment dire leurs vies sans rien confisquer de leur dignité, comme souvent dans le roman bourgeois (écrit par et pour)? Et ne pas se satisfaire de la description crue de la misère en guise de récit, comme si leur peau n’était rien d’autre que leur condition sociale, mais au contraire rendre l’aventure que fut leur existence, en y cultivant la part de magie et de mystère propre à les faire entrer dans la mythologie.

Ensuite, il interroge radicalement la manière de dire une ville et son histoire. En refusant les diktats d’un temps linéaire qui avance inéluctablement en piétinant l’humus du passé, en regardant plutôt l’univers comme une pelote où se croisent et recroisent sans cesse les destins et les existences, Alan Moore donne à sa ville un corps, capable de sortilèges, suspendu dans cet univers au carrefour de dimensions qui nous échappent, et cette vision nous pousse à regarder notre propre ville autrement, à la suspendre, elle aussi, à l’endroit précis où les destins la perforent encore et encore, jusqu’à rendre perceptible son identité secrète, unique et mouvante.

Tertio, parce qu’on assiste, médusés, à un exploit de traduction. Car il faut dire ce qui est: traduire une œuvre comme celle-là est affaire de fou masochiste, prêt à se soumettre à la fièvre et au doute, au découragement, jusqu’au sacerdoce. On connait, évidemment, l’immense talent de Claro – le Claro traducteur et bien sûr, c’est crucial ici, le Claro auteur. Peu nombreux sont les traducteurs capables de s’engager sur ce genre de sentier escarpé, sinueux, infernal, au bord du vide et dans les vapeurs de soufre. Et de trouver le bon chemin, quand il y a tant d’occasions de se perdre (ou de tomber). Claro l’a fait, ce qui signifie, en clair, qu’il a rendu les nuances de style, de genre littéraire, de vocabulaire, tout en conservant la cohérence de l’ensemble, avec une réussite qui impose le respect. Que dire de mieux que ceci: on lit Jérusalem en oubliant que c’est un livre traduit. La langue de Claro s’est mêlée à celle de Moore (traduire est un érotisme, même si l’image précédente vous en fait douter).

Quarto? Pas de quarto! Arrêtons-là. Ou alors continuons pendant des heures, parlons du titre, de politique, de poésie, de théâtre, de symbolisme… mais ce serait perdre trop de temps, quand celui-ci ne demande qu’à se laisser dilater par la lecture de Jérusalem. C’était dit : tout commentaire est vain.
On a souvent lu, ici ou là, qu’Alan Moore tient du druide et du mage. Peut-être, oui. Et Jérusalem a quelque chose de la tétralogie wagnérienne de l’Anneau des Nibelungen, s’il avait été composé par un barde celte anarchiste et chanté par un griot africain. Ou l’inverse. Ou bien chanté par un bluesman du Mississippi qui puiserait son inspiration mélancolique dans des histoires de fantômes chinois. Et le parfum qui s’en dégage est pourtant unique: celui des maisons délabrées des quartiers populaires d’une ville du centre de l’Angleterre. Les filaments du monde sont emmêlés de façon bien étrange.

[2017] Le livre que je ne voulais pas écrire, Erwan Larher, Quidam

Attendez, nous allons parler de littérature, mais d’abord, un préambule.

J’ai rencontré Erwan Larher en janvier 2015 dans une librairie parisienne amie, à l’occasion d’une remise de prix. Je ne le connaissais pas, n’avais lu aucun de ses livres. Il ne s’en est pas formalisé. Il suffit parfois d’une heure à discuter autour d’un mauvais vin pour, d’emblée, trouver un type sympathique. Avec qui on peut, dès la deuxième phrase échangée, y aller d’une vanne brutale, de celles qu’on ne se permet pas toujours avec de vieux amis. Un bon mot pour lequel on tuerait, comme on dit. De l’humour très noir. Et lui de répondre sur le même ton.

Juste une heure, quelques verres, quelques vannes. Un type dont on se dit qu’on aura plaisir (au futur de l’indicatif, conjugué de la certitude) à reprendre un verre avec lui, à l’occasion. La promesse de lire ses livres (loin d’être tenue). Puis c’est tout : un train à prendre.

Nous sommes restés en contact – magie contemporaine des réseaux sociaux.

Le 13 novembre 2015 au soir, arrive ce que l’on sait, dans le quartier de presque tous les gens que je connais à Paris. Circule le nom d’Erwan, qui est au Bataclan, et n’a pas son téléphone avec lui. Les amis communs n’ont pas de nouvelles. C’est juste un type que j’ai trouvé sympathique, quelques mois auparavant. Tout de même, j’aimerais reprendre un verre avec lui (au conditionnel, conjugué du doute). Je l’espère sain et sauf. Je le lui dis, comme des dizaines d’autres, sur le réseau. Quand je tombe de fatigue, vers quatre heures du matin, on ne sait toujours rien de ce qui a pu advenir de lui. Quelques heures plus tard, au réveil, soulagement : une balle dans le cul, mais vivant.
Quand il passera par les affres de l’après, il décidera de ne rien en dire, ou très peu, de ne pas « témoigner ». Il refusera les invitations à devenir le rabatteur d’une presse voyeuse et putassière – ce qui a, pour ma part, ajouté à la sympathie qu’il m’inspirait.

Voilà pour le préambule.

Et voici que les éditions Quidam publient Le livre que je ne voulais pas écrire.

Soit l’histoire d’un type qui assiste à un concert de rock et prend une balle de kalachnikov. Comme, ce soir-là, beaucoup d’autres personnes autour de lui. Beaucoup en meurent. Pas lui. Il se recroqueville de douleur. Ne sait pas ce qui lui arrive. N’imagine pas l’ampleur de ce qui se produit autour de lui. Il se trouve que ce type est écrivain.

Il se trouve qu’en plus d’être écrivain, il est le seul écrivain présent dans cette salle du Bataclan (du moins qui l’était déjà avant). Comment, quand on est écrivain, le seul écrivain présent, comment éviter d’écrire sur ce qui s’est passé ? Comment tourner autour de cette déflagration entendue par des millions de personnes pour continuer, comme si de rien n’était, à écrire, sans auparavant carotter la plaie ? C’est le sujet du livre, et c’est sa noblesse. Car la réponse est celle-ci : sans doute ne peut-on l’éviter, mais il faut alors trouver la manière de le faire, savoir sur quoi braquer le projecteur. Ne pas transformer le drame intime en vitrine doloriste. Ne pas chercher l’apitoiement. Ne rien écrire qui tirerait gloire d’avoir été là, car aucune gloire n’existe en cette matière, seulement le hasard et les questions vertigineuses qu’il pose – à commencer par qui vit, qui meurt ? Seule option, selon ses propres termes : faire un objet littéraire. La maudite échappatoire de l’écrivain.

L’exercice est extrêmement difficile. À réaliser et à assumer. Ne serait-ce que parce que la moindre plainte pourrait sembler outrecuidante alors même que la condition pour l’émettre est d’être vivant, blessé mais vivant, quand d’autres ont perdu beaucoup plus, le mouvement, l’amour, jusqu’à la vie. Aussi parce qu’esthétiser le drame serait déplacé.

Je l’avoue : si l’auteur craignait d’écrire ce livre, je craignais de lire. Parce que le type m’est sympathique. Parce que marcher sur un fil tendu au-dessus d’un précipice est risqué, et le Bataclan est un précipice insondable sous les pieds de l’écrivain funambule. On ne veut pas voir tomber un type sympathique.

Cette crainte n’avait pas lieu d’être. Il m’aurait suffi de repenser aux vannes brutales et à l’humour noir.

Erwan Larher trouve un équilibre remarquable entre le récit des événements – vécus par lui et, au moyen d’un jeu de champ-contrechamp, par ses proches dont les textes, tous intitulés « Vu du dehors », s’immiscent dans la narration –, le dévoilement intime des souffrances qui suivront, et la réflexion sur le rôle de l’écrivain, son statut, l’infernale double-contrainte de la conscience qui impose l’écriture et l’interdit en même temps, les doutes sur l’œuvre en gestation et sur sa pertinence. Comme Erwan Larher est un chic type, il mâtine tout cela d’autodérision. Il ne tire pas de grande leçon sur l’obligation du bonheur. Ne fanfaronne pas. N’impose pas davantage au lecteur une modestie de pacotille. Il y a du narcissisme dans le récit de ce qu’il a vécu – pourquoi le cacher ? – qu’il contredit souvent par un auto-dénigrement plutôt comique. Ce balancement perpétuel entre gonflement et crevaison de l’égo, il en prend acte, en plaisante, l’utilise pour réfléchir à ce que cela signifie d’utiliser la peur, la douleur, et même « l’événement historique » comme matière pour un objet littéraire. Il n’a pas cherché à être au cœur du réacteur mais il y était. Qu’en faire ?
Ainsi peut-on rassurer Erwan Larher : c’est bien un objet littéraire qui sort de cette histoire. Pas un témoignage. Pas une putasserie racoleuse. Un objet littéraire qui se définit par la recherche d’une position (par définition inconfortable, comme le seront toutes celles qu’il essaiera d’adopter pendant que guériront les plaies à son fondement). Qui ne rechigne pas à jouer de l’humour mais aussi, et c’est très réussi, du suspense, quand il s’agit d’aborder des questions qui semblent ridiculement secondaires mais sont, en réalité, au cœur du sujet : Erwan rebandera-t-il et que sont devenues ses santiags ? Car à la fin, la question que pose à l’écrivain le fait d’avoir été là, d’avoir vécu cela, n’est-ce pas de savoir ce qui reste de lui, et comment ce reste, tout ce reste, pour l’avenir, fonde et nourrit une œuvre ?

[2017] L'enfance unique, Frédéric Saenen, Weyrich

Les superlatifs sont des faux-amis et les envoyer à l’avant-garde n’est pas un cadeau mais quand on a sous les yeux un texte de cette qualité, il faut seulement admettre qu’il nous cloue sur place, nous coupe le souffle et s’impose pour ce qu’il est : un chef d’œuvre. Oh ! je sais bien, le mot est galvaudé. On l’a vidé de son sens. Et bien je mets mon billet que ce texte, L’Enfance unique, de Frédéric Saenen (Weyrich, collection Plumes du coq), pour peu qu’on lui donne l’écho qu’il mérite, va rester, non seulement dans la littérature belge, mais au-delà.

Si ce livre est aussi enthousiasmant, c’est d’abord parce que le récit autobiographique et intime de cette enfance est à la fois pudique et intègre dans son dévoilement, dans l’exposition des blessures, des faiblesses et des douleurs, aussi de ces sales petits moments que l’on pense honteux, qui accompagnent le chemin de l’enfant et de l’adolescent et que d’ordinaire, on cherche à garder secrets, enfouis dans le placard de l’érotisme en formation. Frédéric Saenen raconte cette enfance de fils de fille-mère, petit-fils d’un homme bon, ouvrier flamand de naissance et qui parle wallon, qui a donné ses nom et prénom à ce petit-fils adoré, comme pour ancrer fermement ses deux pieds dans une généalogie chargée d’amour et faire la nique à cette moitié d’arbre qui manque à l’histoire. C’est une enfance de fils unique et de petit-fils unique, dans les restes d’un coron, dans les restes d’un milieu populaire et ouvrier qui bientôt ne sera plus le même, quand aura disparu ce bain primitif poisseux des derniers mineurs et du charbon qui longtemps fit la vie, des pigeonniers et de l’odeur âcre des fientes qui était la passion de ces gens de peu. Le balancement entre l’introspection sans filtre de l’enfant devenu adulte, construit sur ses fragiles cicatrices, et l’évocation de cette fin d’époque ancienne, comme un dix-neuvième siècle se traînant jusqu’en 1980, est non seulement bouleversant mais surtout tout à fait neuf dans une littérature belge qui peut manifestement dire une expérience régionale sans se vautrer dans le régionalisme, et que je place, oui, aux côtés d’un Eugène Savitzkaya ou d’un William Cliff.

Si je mets en avant ces références flatteuses, ce n’est pas en vain. Car l’autre et principale raison d’admirer ce texte, c’est la langue stupéfiante que Frédéric Saenen y travaille. Comme chez tous les enfants de Jacques Izoard, et Frédéric Saenen en est un, la langue littéraire ne peut se concevoir que comme une recherche pour évoquer le monde sous la double contrainte de la vérité et de la poésie. La vérité, c’est de dire ce que fut cette langue première dans laquelle se forma son enfance, ce wallon quotidien, que la génération qui a, aujourd’hui, disons, la quarantaine ou la cinquantaine, est la dernière à avoir connu comme un fait, avant qu’il ne disparaisse avec les aïeux issus du petit peuple et ne devienne plus rien d’autre qu’un folklore à gaudriole pour marchés de Noël et villages gaulois, recroquevillé sur ses insultes tellement drôles, bonnes à faire grassement rire la beaufitude contemporaine, devenu étranger à un peuple oublieux de lui-même et touriste de sa propre histoire. Le texte de Frédéric Saenen est truffé de ces mots wallons, rendus à leurs locuteurs dans toute leur richesse, dans leur puissance d’évocation et d’abrasement de la réalité, pour la faire rentrer dans la langue et lui donner de la chair. Quant à la poésie, « cette dimension ésotérique de l’ennui et de la frustration, ce prurit d’inutiles secrets », selon ses propres mots, elle exsude chaque page de ce livre, par la recherche d’un rythme et d’une musique que Frédéric Saenen trouve avec une constance qui fascine. Il y a, ici, quelques-unes des plus belles pages, stylistiquement parlant, que j’ai pu lire ces dernières années.

Frédéric Saenen vient de donner à la langue française, en lui rendant son wallon, un très grand texte contemporain.

[2017] Winter is coming, Pierre Jourde, Gallimard

La mort d’un enfant, de son enfant, au seuil de son existence, est bien davantage que ce qu’elle est. C’est un sac lourd sur les épaules du père, chargé de beaucoup plus que cette seule mort, chargé de l’avenir qui n’adviendra pas, des heures d’angoisse à craindre le moment fatal, des nuits d’insomnie, de toutes les imperfections d’une vie de parent, de l’autorité qu’on croyait devoir être et qui a pris trop de place. Un sac lourd de désespoir et d’incompréhension, tout empesé de l’absence et de l’impuissance, de l’impossibilité d’admettre que cette vie a pris fin.

Pierre Jourde a perdu un fils, Gabriel. Gabriel avait dix-neuf ans. Il était beau, doux, dessinateur et musicien talentueux. On peut écouter sa musique sur Internet (cherchez Kid Atlaas). Il commençait à avoir du succès. Il écrivait bien. La maladie l’a pris, une forme rare de cancer. Pierre Jourde a perdu son fils, son enfant. Il n’est pas le premier, pas le dernier. Son livre n’est pas le premier, pas le dernier. Il y a quelque chose d’effarant à lire un livre sur la mort d’un enfant. Ça remue beaucoup de choses. On se sent peut-être un peu voyeur, mal assis sur nos propres angoisses de parent. D’ailleurs, je l’avoue, je n’en lis jamais. Lire la souffrance et la douleur et n’y rien pouvoir, pire encore, la regarder, la ressentir avec empathie en ne cessant pourtant de penser style et construction, c’est un inconfort que je ne recherche pas. Mais là, tout de même, c’est Pierre Jourde. Et parce que c’est Pierre Jourde, Winter is coming n’est pas un récit de deuil accablé. C’est un texte de colère inextinguible – contre l’absurdité de la maladie, contre l’impuissance médicale qui se refuse à se reconnaître telle, contre les promesses non tenues des médecins, contre les masques dont ils se parent (froideur pour l’un, jovialité pour l’autre). Colère contre la brutalité des traitements, contre cette guerre entre deux mécaniques, l’une malade, le corps de son fils, détruit, laminé, et l’autre thérapeutique et pourtant cruelle, avant de n’être plus que palliative. Colère contre lui-même surtout, contre les errements de son amour paternel, contre son déni et ses espoirs, contre sa propre impuissance qui se refuse, elle aussi, à se reconnaître telle. Et si Pierre Jourde descend au creux de sa colère, c’est pour en faire jaillir l’amour immense pour Gabriel, l’admiration pour ce qu’il était en train de devenir. De la compréhension, aussi, pour ce monde médical qui ne l’a pas sauvé.

Nombreuses sont les pages que Pierre Jourde consacre à révéler à ceux qui ne le connaissaient pas l’être lumineux que fut Gabriel. Ces pages sont importantes. Parce qu’elles sont une lutte contre l’oubli – que peut un jeune homme de vingt ans contre l’immensité des siècles ? Dire ce qu’il a été, c’est dire ce qu’il est, ce qu’il restera, en bourrant de coups de poing les portes du monde pour que personne n’ignore que son existence a été possible. On pense, en lisant Jourde, au dernier album de Nick Cave, Skeletton tree. Nick Cave a sensiblement le même âge que Pierre Jourde. Son fils de quinze ans est mort en 2015, dans d’autres circonstances. Dans Jesus alone, qui ouvre le disque : « You’re a distant memory in the mind of your creator, don’t you see? ». Même urgence à empêcher que le souvenir s’estompe. Même conscience douloureuse que tout disparaît, balayé par le temps.

« Mais il est encore vivant, la condition de mort, telle qu’elle lui est promise, paraît incompatible avec Gazou, son sourire, ses yeux, ses épaules, avec sa présence. Elle est, pourtant, universellement compatible.
À présent qu’il a rejoint cet état, qui est en définitive le plus normal, ne plus savoir ce qui est impossible, qu’il n’existe plus ou qu’il ait existé. Les deux ne sont pas possibles ensemble, on ne peut pas les admettre, on ne peut pas les imaginer. Il faut qu’il soit ou il faut qu’il ne soit pas.
Mais traverser les jours dans cette intenable double injonction, comme si elle était possible, se glisser dans l’inadmissible coexistence de l’être et du non-être, en ayant renoncé à lutter, renoncer à sortir les poings, à crier, à casser les vitres, comme il se glissait, lui, souple danseur, entre les jours.
 »

Pour le temps que cela durera, un siècle, ou deux, ou dix, que Pierre Jourde sache que la possibilité de la vie de Gabriel ne fait aucun doute. Ce livre, noble et touchant, en témoigne.

[2017] Mes amis, Emmanuel Bove, L'Arbre vengeur

[texte publié dans le numéro 6 du Magazine Initiales à l'occasion de l'attribution du prix Mémorable à Mes amis, éditions de l'Arbre vengeur.]

Il y a mille façons d'arriver à Bove.

J'y suis d'abord venu par Raymond Cousse, écrivain et dramaturge dont j'avais lu avec excitation le féroce pamphlet Apostrophe à Pivot et que la quatrième de couverture présentait comme ayant fortement contribué à sortir de l'oubli l’œuvre d'Emmanuel Bove. Je suis aussi venu à Bove par Henri Calet, découvert à vingt ans, suivi de Georges Hyvernaud et de Raymond Guérin. Chercher à en savoir plus sur ces auteurs, c'était très souvent rencontrer, au coin d'une phrase, le nom d'Emmanuel Bove. Il baignait dans une lumière voilée, celle-là même qui enveloppe les écrivains dont la carrière littéraire s'est fracassée sur la guerre de Quarante, passés à l'as d'un changement d'époque, trop humbles, trop à hauteur d'homme. C'est resté je crois assez vrai: aller à Bove ne se fait pas par hasard. Camus, Sartre, Céline et consorts, l'école se charge d'en gaver la population. Bove: jamais. Il faut en trouver l'accès. Et quand, enfin, le chemin a été parcouru et qu'on pousse pour la première fois la porte de l’œuvre bovienne, qu'on en lit les premières phrases, on se dit, comme l'écrit si justement son biographe Jean-Luc Bitton : « Maintenant, je suis tranquille, je sais que je vais aller de merveille en merveille. » On pénètre alors instantanément, et sans même le savoir, la fraternité aussi secrète que réelle qui rassemble par l'esprit tous les lecteurs de Bove. Elle se révèle à vous dans les moments les plus incongrus. Découvrir par hasard que votre interlocuteur est un bovien vous le rend immédiatement sympathique – j'en ai fait souvent l'expérience – et peu importent alors les différences entre vous: une bulle se crée, une communauté d'âme qui fait évidence.

Quelle ironie, tout de même! Son entrée en littérature s'était faite avec Mes amis, dont L'Arbre Vengeur a donné cette réédition que notre prix Mémorable récompense aujourd'hui. Mes amis, l'histoire d'un homme miséreux et seul, que sa misère même enferme dans la solitude, et qui cherche désespérément à créer un lien avec le monde autour de lui, allant de rencontre en rencontre et n'y trouvant qu'espoirs déçus. Dans ses écrits, Bove s'est assis du côté des mal-aimés et des mélancoliques – il ne fut pas un écrivain du bonheur. S'il eut du succès avec ses premiers livres, il s'est mis en marge du milieu littéraire, refusant de parler de lui, s'effaçant derrière ses personnages, par pudeur, sans posture. Pas isolé ni reclus, mais évitant la lumière. Quel étrange coup du destin qui fait de ses livres le ciment d'une communauté hétéroclite et sincère qui se reconnaît dans ce ton particulier, cette sorte d'ironie empathique, presque fraternelle, avec laquelle Bove parle des humiliations de la vie.

« C'est sûr qu'on vit plutôt mal lorsqu'on vit pour soi-même », disait Gilles Vidal dans Tombeau d'Emmanuel Bove, un court texte paru à L'Incertain en 1993. Bove, qui avait refusé toute forme de collaboration pendant la guerre et s'était réfugié à Alger avant de rentrer à Paris à l'automne 44, est mort le 13 juillet 1945 au 59 avenue des Ternes. Si son œuvre fut longtemps invisible, ce n'est aujourd'hui plus le cas. Pourtant rien n'est fait, il ne faut pas baisser la garde. Bove est là mais bien peu connu. C'est à croire que toujours son œuvre devra lutter pour ne pas tomber dans l'oubli. Elle peut compter sur la communauté des boviens qui n'aime rien plus que trouver de nouveaux membres et faire découvrir Bove à quelqu'un comme on lui ferait une tape amicale sur l'épaule. Ce prix Mémorable pour Mes Amis, c'est un peu ça, une tape amicale. Un conseil d'humanité partagée. Et quand vous aurez lu Mes Amis, vous irez de merveille en merveille.

Parce qu'il y a mille façons de venir à Bove, mais quand on y est, on n'en part plus.


Mes amis, Emmanuel Bove, L'Arbre vengeur, 2015


Mes amis est le premier roman publié par Emmanuel Bove, en 1924. On y lit, dès les premières pages, la langue et le ton qui resteront les siens tout au long de son œuvre: des phrases courtes, parfois sèches et minérales. Des dialogues brefs, fonctionnels. Des personnages sans grande envergure. Vie grise des mansardes humides et froides sous les toits parisiens. Et dans les non-dits, dans les états d'âme du narrateur, une douce ironie, des doutes, des questionnements - comme un sourire en coin.

Victor Bâton est un pauvre type fauché, sale de sa misère et pas très engageant. Il est désœuvré et ne veut pas travailler. Il ne recherche pas la solitude, elle s'est imposée à lui. « Je m'imagine que, malgré mes habits usés, les gens attablés aux terrasses, me remarquent », dit-il. Ce désir incandescent d'être remarqué, de susciter l'amour ou l'amitié, est le moteur de Mes amis, mais il ne faut pas longtemps au lecteur pour comprendre que ce désir se heurtera toujours à des fins de non-recevoir. Errant dans Paris, Victor Bâton va de déconvenue en déconvenue mais ne renonce jamais. Mes amis n'est pas une œuvre de désespoir. La noirceur n'y est pas un motif suffisant de dépression. C'est une ritournelle lucide et désabusée, mélancolique peut-être, mais sans apitoiement. Il y a trop d'orgueil chez Victor Bâton pour sombrer réellement. Après un nouvel échec, il dit: « Je songeai à ma vie triste, sans amis, sans argent. Je ne demandais qu'à aimer, qu'à être comme tout le monde. Ce n'était pourtant pas grand-chose. » Mais aussitôt claque le fouet : « Bientôt, je m'aperçus que je me forçais à pleurer. Je me levai. Les larmes séchèrent sur mes joues. J'eus la sensation désagréable qu'on éprouve quand on s'est lavé la figure et qu'on ne se l'est pas essuyée. »

On ne rit pas avec Mes amis, ou alors d'un rire de farce, c'est-à-dire hautement fraternel face à la cruauté de l'existence. On y découvre surtout un ami, un auteur de chevet, qui oppose à cette cruauté son sourire en coin, triste et fragile, dénué de mépris. Trouver un ami aussi cher, c'est une occasion qui ne se rate pas.

[2017] Hors du charnier natal, Claro, Inculte.

Le grand art est de savoir parler de soi sur un ton impersonnel. C’est, je crois, de Cioran. Mais comment user d’un ton impersonnel qui ne sonne pas faux après des décennies d’autofictions plus (parfois) ou moins (généralement) réussies ou de prétendus romans confondant l’autobiographie et le narcissisme ? Comment d’ailleurs accède-t-on à soi, puisque je est un autre ? Un chemin de réponse peut se trouver dans Hors du charnier natal (Inculte/Dernière Marge, 2017), roman discret de Claro mais qui, j’en suis certain, restera.

Le narrateur, Claro lui-même, peut-être, ou son double, fait la biographie d’un aventurier et scientifique russe du 19e siècle, Nikolaï Mikloukho-Maklaï, dont le nom est si improbable qu’il est bien possible qu’il soit vrai (et d’ailleurs, il l’est, puisqu’il est l’auteur d’un Papou blanc publié chez Phébus). L’évocation à grands traits de sa vie fait remonter à la surface de la narration des troubles personnels et des souvenirs intimes du biographe. Deux vies se mêlent alors, celles du biographe et de son sujet. Ainsi se définit le périmètre d’un jeu de chasse aux illusions, car où est la vérité ? Dans les éléments factuels, presque notariés de la vie de Nikolaï ? Dans le récit douloureux macéré au jus de tripes que le narrateur fait de sa propre jeunesse ? Quelle est la part de fiction dans ces récits parallèles dont on ne peut s’empêcher de traquer des preuves de gémellité ?

Ça ne coûte pas grand-chose en réflexion de dire que Claro déconstruit son roman en même temps qu’il l’élabore, jouant du lien entre l’auteur et son personnage pour questionner à la source la possibilité qu’un personnage existe sans n’être qu’une projection de son créateur, quand bien même ce personnage est parfaitement authentique (et si tant est que le récit d’une existence authentique puisse jamais l’être aussi). Prudence ! Le lecteur infatué qui penserait avoir facilement trouvé la clé du roman devrait savoir que Claro, en excellent cuisinier, est adepte du millefeuille. Mikloukho-Maklaï, parti vivre chez les Papous pour faire œuvre d’anthropologie, sort de cette expérience extrême habillé d’un manteau mythologique, d’un double de lui-même auquel, peut-être, il croit. Le double de Claro parle du double de son personnage. Ajoutons la fiancée du Russe, restée seule au pays et qui lui écrit des lettres sans les envoyer – lettres tombées entre les mains du narrateur et qui nous les donne à lire. On y retrouve du pur Claro, c’est de son eau, c’est certain, et pourtant ces lettres semblent contenir plus de vérité que tous les autres pans du roman. Comme déjà dans son roman Crash-test (Actes Sud, 2015), Claro donne à ce personnage, manifestement fictif, de femme révoltée contre le poids que fait peser sur son existence le bon vouloir d’un homme, qui plus est absent, le meilleur de sa langue, lui conférant une profondeur qui lui donne force de réalité.

Et, dans les interstices laissés par l’empilement de ces couches de paravents, le narrateur dévoile, d’une langue froide et brutale, des pans sombres de son intimité, pour finir, en quelques pages d’une grande beauté, par devenir son personnage qui devient Claro qui devient Mikloukho-Maklaï.

Un bon Claro, moi, je le mets en carafe et le laisse décanter. Ou je prends du recul en plissant les yeux pour mieux voir le tableau. Je laisse reposer après cuisson. Bref, un bon Claro, ça nécessite d’être longtemps ruminé pour extraire de la mâche tout le jus. Hors du charnier natal est un sacrément bon Claro, dont le plus important n’est pas de se demander la part de dévoilement de soi qu’il contient – assurément beaucoup – mais plutôt comment il aide à concevoir, au moyen d’une langue incandescente et en perpétuelle recherche, une littérature de l’intime qui ne soit pas un étalement putassier des remugles petits-bourgeois de tant d’auteurs contemporains.

[2017] Ronce-Rose, Éric Chevillard, Minuit

Il m’arrive souvent de vouloir détester Éric Chevillard.

Je sens bien qu’une haine farouche est à ma portée. Faudrait pas me pousser beaucoup. Elle palpite à un cheveu de mon bras tendu. Une phalange de plus à chaque doigt et je la touche. Deux, je l’agrippe.
La nuit, tenu éloigné du sommeil par mes ruminations, abattu de fatigue et pourtant survolté, j’élabore mon implacable argumentation. Comme halluciné je me vois me payant l’animal, toutes dents dehors à mordre le corps de son texte que je déchiquette, moi Rage, moi Hargne, avant d’en abandonner la carcasse aux outrages d’un public complice. Est-ce qu’il se gêne, lui, pour à l’occasion fesser publiquement quelque clampin prétentieux dans la chronique qu’il tient chaque semaine dans Le Mondes des Livres? Tant d’années à le lire et à attendre mon heure, espérant livre après livre le faux-pas. La prose superflue. Le relâchement du style. La faiblesse de l’idée. La fatuité du propos. L’échec.

Las! Rien ne vient jamais prêter de flanc charnu à ma détestation et ce n’est pas ce Ronce-Rose qui y changera quelque chose. Oh! je pensais bien que son compte, cette fois, serait bon. Après avoir parlé de la vie après la mort dans son roman précédent (une irritante réussite, voir ici), j’étais certain qu’il plafonnerait, par définition (quand d’autres, soit dit en passant, du genre académicien, à force de ressasser leur vie avant la mort, ont plutôt tendance à s’enfoncer – mais ce qui est fait n’est plus à faire). J’avais ma conviction dès les deux premières pages. Cette jeune narratrice tenant un journal, je voyais déjà Chevillard darder sur elle ses traits ironiques et à travers elle, tous les journaux intimes adolescents et leur élevage intensif de points d’exclamations. Après s’être offert, entre autres, le scalp de l’étude zoologique (Palafox), du conte (Le Vaillant Petit Tailleur), du récit de voyage (Oreille rouge), de la critique littéraire (Démolir Nisard), de l’autoportrait et de l’abécédaire (Le Désordre Azerty), se jouer d’une autre catégorie de l’écriture m’aurait au moins permis de railler une démarche attendue et sans surprise. Je fus donc un peu dérouté quand il m’apparut que la jeune fille était en réalité une enfant et qu’Éric Chevillard ne semblait pas se rire d’elle.

Encore là aurais-je pu me rouler dans la critique moqueuse car enfin, il n’existe dans la littérature rien de plus universellement raté et pathétique que le prétendu langage enfantin laborieusement simulé par un adulte, aussi proche du parler authentique d’un enfant que la décoration d’un restaurant grec l’est du Parthénon. Mais une fois de plus, Chevillard réussit son formidable numéro d’acrobate-équilibriste (j’y reviendrai). J’attendais la chute. Triple salto arrière. Applaudissements.

Donc Ronce-Rose, une petite fille laissée seule chez elle par Mâchefer (son père peut-être), pas rentré depuis plusieurs jours. Elle part à sa recherche tout en tenant le journal de sa quête. Nous, pas dupes, on comprend très vite que Mâchefer est un bandit qui monte des coups, et que s’il n’est pas rentré, c’est que quelque chose a mal tourné. Mais Ronce-Rose, elle, ne le sait pas. Son cheminement n’a rien de spectaculaire. Pas d’effet de manche. Pas de suspens en bas de la page. Des petits pas d’enfant. Page cinquante-trois Ronce-Rose dit « Le début m’a bien plu mais au bout d’un moment on aimerait que quelque chose d’autre arrive. » On se dit d’accord Chevillard. Je te vois venir. Tu es en train de te foutre de ma gueule. Je vais pas te rater, attends voir. Et voilà, on est mûrs.
Car il ne faut pas longtemps pour que la certitude blasée de trouver de l’ironie cachée entre les lignes s’estompe. On suit Ronce-Rose dans son périple énorme et dérisoire. On ne rit plus. Parce que – et il faut un peu de temps pour l’admettre – ce dont il est question ici c’est d’un amour immense et de la peur qui s’immisce, et d’un espoir plus grand que les obstacles, et de la vulnérabilité d’une petite fille, et ce qui se joue va très subtilement retourner ce qui subsiste en chacun d’une angoisse d’abandon et de perte. Il sait que c’est là, Chevillard. Il n’a qu’à se servir, puiser dans nos petites fragilités tassées au fond de notre barbaque d’adulte. À jouer cette partition, certains (que je ne citerai pas pour ne pas m’acharner sur David Foenkinos) ne tireraient de nous qu’un rictus gêné pour leur personnage et de la pitié pour eux, mais pas Chevillard. Équilibriste, disais-je. Il ne singe pas une prétendue langue d’enfant: son vocabulaire, sa syntaxe n’ont rien de faussement ingénu. Si Ronce-Rose nous apparaît comme l’enfant qu’elle est, c’est par sa naïveté et son enthousiasme, par son regard étonné sur les mystères du monde et son sens naturel de l’hypothèse merveilleuse. Par la fragilité de son être et la puissance de sa volonté. Parce que Chevillard ne cherche jamais à se faire passer pour Ronce-Rose en bêtifiant sa langue, il ne fait jamais d’elle un simulacre grimaçant de l’enfance mais convoque ce que nous étions à cinq ou six ans quand, le premier jour d’école, nous avons cru, le temps de quelques heures, que nous ne rentrerions jamais chez nous.
Autant vous prévenir: c’est là qu’il nous cueille.

Et parce que c’est lui, parce qu’il est tout de même le maître de l’utilisation d’une forme contemporaine d’absurde facétieux, et plus encore adepte du questionnement sur ce que peut être le roman aujourd’hui, il a l’extrême élégance de ne jamais oublier ces jeux formels au profit d’une simple « histoire », faisant de Ronce-Rose un de ces livres longs en bouche dont on sait qu’il faudra longtemps pour en faire le tour.

Le jour où Éric Chevillard cessera de tailler les diamants et produira de la verroterie n’a pas l’air plus proche que celui du Jugement Dernier. Il va encore nous surprendre. Je m’en réjouis (mais il ne perd rien pour attendre).