Une des questions que pose la
littérature américaine à la littérature de langue française est
celle de la substitution des enjeux du ton aux questions de style.
Non pas que les autrices et auteurs américains contemporains
n'ont pas de style ou ne s'y intéressent pas, bien sûr que
non, mais, dès lors qu'il s'agit de raconter une histoire, la
volonté de forger un style ne semble pas être pour eux de première
importance. Il est vrai qu'on cherche en vain chez beaucoup d'auteurs
français les plus élémentaires tentatives de recherche sur la
langue et la construction narrative, mais enfin, au moins existe-t-il
dans l'idée qu'on se fait de la littérature française la condition
d'y lire un minimum de travail stylistique. Alors que le style est
sensé permettre à l'auteur de s'incarner dans le texte, les
personnages, eux, s'y incarnent par le ton. Le ton leur donne une
voix, les rend aimables ou détestables, leur donne l'épaisseur
nécessaire pour créer l'effet de réalité sur lequel repose une
littérature dont la volonté première est celle de raconter une
histoire plutôt que travailler la langue.
Pour cette raison – simpliste et caricaturale, je
vous l'accorde – je crois qu'on ne lit pas de la littérature
américaine contemporaine en traduction de la même manière qu'on
lit de la littérature contemporaine de langue française. Pour le
dire brièvement : on n'a pas les mêmes attentes. Et pour la même
raison, bon nombre de romans francophones "qui racontent une
histoire" me tombent des mains parce que leurs
auteurs s'échinent à singer le roman américain, réussissant le
pathétique exploit de n'effectuer aucun travail de style tout en
réduisant les questions de ton à l'alignement de dialogues
pseudo-réalistes d'une platitude de canal flamand (qu'on pendrait
volontiers au ciel si bas de leur vocabulaire). En d'autres termes,
ils savent pas faire. De même qu'on ne fera jamais passer une
pizza parisienne à base de fromage de chèvre, de roquefort et
d'emmenthal pour une pizza napolitaine, on ne fera pas passer un roman
français à base de névroses sur fond d'histoire familiale pour un
roman américain. Il y a une habileté américaine pour ce type de
romans qu'il est ridicule d'essayer de copier, quand bien même cette
habileté peut être transformée en ficelles énormes et prêtes à
l'emploi par les Américains eux-mêmes dans des formations
professionnelles à l'écriture.
Voilà qui rend d'autant plus
intéressant Isidore et les autres
de Camille Bordas, paru initialement aux États-Unis sous le titre How to behave in a crowd. Je dis peut-être une bêtise, mais il me semble
que c'est la première fois qu'un roman américain est recréé par
son autrice en français – plutôt que traduit. C'est-à-dire
qu'elle procède à la mise en œuvre d'une habileté indéniable
dans l'installation d'un ton et dans la construction d'un récit où
chaque personnage est parfaitement identifié, a sa propre voix, est
servi par des scènes qui le mettent en lumière, et où des graines
narratives sont semées qui germent cinquante ou cent pages plus
loin. Cette habileté est celle d'une écriture américaine nourrie
de romans choraux et découpés comme des scénarios diaboliques de
séries télévisées. Exactement ce que d'ordinaire, notre
littérature ne sait pas faire. Et là, elle le fait en français.
Pas de doute : Camille Bordas, qui vit aux États-Unis et y écrit en
anglais, est une autrice américaine. Mais c'est aussi une autrice
française, dont la langue est le français, qui a publié des romans
en français avant d'écrire en anglais, et qui vient de réussir la
greffe compliquée et inédite des meilleurs caractéristiques de la
narration à l'américaine sur le vieux pied tortueux de la
littérature française.
Rien ne sonne faux dans Isidore et les autres. L'idée est
pourtant accrocheuse mais improbable : un enfant normal dans une famille
de surdoués. L'enfant normal est le narrateur. Il dit l'enfance et
le passage à la jeune adolescence. On parle d'image de soi, de
trouver sa place. Il y a des morts intimes et des douleurs. Et un
mélange d'humour et de gravité qui donne à l'ensemble une tonalité
douce-amère, laquelle, quand elle se pose sur un sujet pareil, archi-labouré et hyper-délicat, peut
donner lieu à des ratages d'envergure si elle n'est pas maniée par
une plume douée et précise (j'ai des noms en tête, mais ce n'est
pas le propos). Bluffante est la manière avec laquelle Camille
Bordas fait évoluer certains personnages vers l'obscurité, voire la
noirceur, tandis que d'autres avancent vers la lumière, tout en
maintenant cet entre-deux de l'émotion avec finesse et doigté.
Cette façon de cornaquer le récit sur la crête entre les versants
abrupts de deux sentiments opposés sans s'abandonner avec facilité
à l'un ou l'autre, c'est du grand art – quand bien même, ici ou
là, on peut voir apparaître des bouts de ficelles, mais je pinaille
– et ce n'est pas donné à tout le monde. Ce n'est certainement
pas donné à bon nombre d'auteurs français du jeune âge de
Camille Bordas.
Alors
donc, pour en revenir aux questions de ton et de style, ce qui
prédomine ici, c'est la perfection du ton. On n'y trouvera pas de
grandes recherches formelles, mais on sera cependant séduit par sa
capacité à donner une existence attachante à ses différents
personnages au moyen de jeux de rythme et de phrasé très maîtrisés. C'est un véritable roman familial américain. Un roman américain de
langue française. Ou un roman français d'essence américaine. Un
roman français qui relève de l'intime sans aucune afféterie
stylistique. Il y a dans ce que je viens de dire autant de raisons
d'aimer que de détester ce roman, c'est une question d'attentes.
D'ailleurs, j'aurais pu utiliser les mêmes arguments pour détester
bien d'autres livres. Et je n'ai pas envie que toute la littérature
de langue française soit changée en littérature américaine. Mais
celui-ci, je l'aime beaucoup, vraiment beaucoup. Je crois que Camille
Bordas est unique, ce qui me semble une excellente raison de suivre
son travail.